Chapitre 2 : Ergonomie - L’évaluation des interventions ergonomiques : points de repères et enjeux disciplinaires pour l’ergonomie.

Dans l’histoire de l’ergonomie, et plus spécifiquement celle de l’ergonomie de l’activité, la thématique de l’évaluation des interventions ergonomiques apparait très récente. La discipline ergonomie s’est d’abord construite autour d’un projet d’adaptation du travail à l’humain, supposant simultanément la mobilisation de connaissances pluri disciplinaires concernant le fonctionnement humain et la production de connaissances situées concernant les activités humaines étudiées, de plus en plus explicitement distinguées des prescriptions dont elles font l’objet. L’émergence du métier d’ergonome accompagne le développement de certains travaux universitaires depuis l’étude du travail humain vers l’intervention sur les conditions de ce travail. Ce changement de posture de l’ergonome, désormais intervenant, entraine de nombreux développements méthodologiques autour de la conduite de l’intervention ou encore de la conduite de projets. Les liens étroits entre les acteurs de l’ergonomie, chercheurs et praticiens, favorise cette élaboration méthodologique encore très actuelle. Les questions épistémologiques associées à cette posture d’intervenant sont soulevées dès les années 1990. Le développement de la réflexion disciplinaire autour de l’évaluation des interventions ergonomiques en est aujourd’hui le prolongement : si l’intervention ergonomique n’est pas l’application de connaissances, si l’intervenant est lui-même une personne emplie de subjectivité, si les résultats obtenus localement ne sont pas généralisables, … la production de connaissances dans et par l’intervention ergonomique est-elle possible ?
L’élaboration épistémologique nécessaire à l’ergonomie pour défendre un modèle fiable scientifiquement quant à sa contribution possible au développement des connaissances concernant l’intervention est un enjeu disciplinaire et contemporain majeur. Pour en saisir la teneur comme l’impérieuse nécessité, il faut bien comprendre les impasses auxquelles est aujourd’hui confrontée l’ergonomie :
- la littérature épidémiologique est consensuelle pour affirmer l’étiologie multifactorielle des troubles musculo-squelettiques (TMS) et risques psychosociaux (RPS).
- il faut assumer la complexité et la singularité des situations de travail et des systèmes socio-techniques dans lesquels l’ergonome intervient ;
- le paradigme expérimental dominant le champ de la santé au travail ne permet d’évaluer que des interventions dites « simples ».
Ainsi, les revues de littérature internationale concernant l’efficacité des interventions ergonomiques visant la prévention des TMS concluent toutes à l’absence de preuve d’efficacité.
Cependant, l’absence de preuve d’efficacité n’est pas preuve d’inefficacité. Nous développerons ici une explication toujours absente des conclusions de la littérature internationale : c’est l’absence d’un modèle pertinent d’évaluation des interventions ergonomiques complexes qui fait défaut. De nombreux travaux issus d’autres disciplines, notamment de la recherche évaluative, peuvent alors être convoqués pour dessiner les contours de ce futur modèle d’évaluation de la performance de l’intervention. Il ne s’agit pas pour nous de rejeter tout recours à des protocoles expérimentaux dans l’intervention ergonomique : il s’agit de défendre l’idée que le paradigme expérimental ne peut pas permettre d’évaluer une intervention ergonomique.
La généralisation scientifique à partir d’interventions ergonomiques complexes et situées semble d’abord conditionnée à la capacité des publications futures (donc de la communauté ergonomique) à décrire ces interventions de manière homogène, détaillée et organisée. Les indicateurs relatifs au processus d’intervention, à ses effets et à son contexte doivent permettre d’apprécier la pertinence, l’efficacité et l’efficience de l’intervention.